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ACCORDS DE DURABILITÉ ET DROIT DE LA CONCURRENCE : VERS UNE INTÉGRATION PLUS AMBITIEUSE DANS L’UNION EUROPÉENNE

Livia LABELLE

European parliament interior

Le 21 juillet 2023, la Commission européenne a publié une version révisée de ses lignes directrices relatives à l’applicabilité de l’article 101 TFUE aux accords de coopération horizontale, c’est-à-dire des accords conclus entre entreprises concurrentes[i]. Ces lignes directrices constituent un outil essentiel pour aider les entreprises à apprécier si leurs pratiques de coopération sont compatibles avec le droit de la concurrence de l’Union européenne.

La nouveauté la plus marquante de cette révision est l’introduction d’un neuvième chapitre spécifiquement consacré aux accords de durabilité. Cet ajout représente une étape importante dans l’intégration des enjeux environnementaux et sociaux dans le champ du droit de la concurrence. Toutefois, cette avancée soulève une question centrale : la Commission a-t-elle été suffisamment ambitieuse face à l’urgence climatique et aux engagements européens en matière de développement durable ?

I. Les accords de durabilité, un levier essentiel mais contraint pour les entreprises

    Ces dernières années, l’Union européenne a adopté un ensemble substantiel de mesures législatives visant les entreprises afin de promouvoir des produits durables et des procédés de production plus respectueux de l’environnement[ii]. Les entreprises peuvent toutefois se heurter à ce que l’on appelle un « désavantage du premier entrant ». Cette situation se produit lorsqu’une entreprise qui adopte seule une technologie durable supporte des coûts opérationnels et financiers élevés, compromettant ainsi sa rentabilité. Pour pallier ces difficultés, certaines entreprises choisissent de conclure des « accords de durabilité », entendus comme des accords de coopération horizontale poursuivant un objectif de développement durable, indépendamment de la forme de la coopération[iii].

    Ces initiatives ne sont cependant pas exemptes de difficultés juridiques. En effet, elles peuvent entrer en conflit avec le droit de la concurrence, souvent perçu comme un obstacle à l’action climatique. Certains accords de durabilité risquent de tomber sous le coup de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, notamment lorsqu’ils restreignent la concurrence en :

    • réduisant le choix des consommateurs par l’élimination d’alternatives non durables ;
    • favorisant la collusion par l’échange d’informations sensibles ;
    • fixant les prix ou en limitant la production par l’imposition de normes environnementales minimales augmentant les coûts.

    Lorsqu’un accord est considéré comme restrictif de concurrence, il peut être difficile de bénéficier d’une exemption au titre de l’article 101, paragraphe 3, TFUE. Pour être exempté, l’accord doit remplir quatre conditions cumulatives :

    • contribuer à l’amélioration de la production ou de la distribution des produits ou à la promotion du progrès technique ou économique ;
    • réserver aux utilisateurs une part équitable des avantages qui en résultent ;
    • ne pas imposer de restrictions non indispensables à la réalisation de ces objectifs ; et
    • ne pas permettre l’élimination de la concurrence pour une part substantielle des produits concernés.

    C’est pour lever ces obstacles et offrir davantage de sécurité juridique que la Commission a procédé à cette révision.

    II. Une révision attendue dans le prolongement du Pacte vert pour l’Europe (Green Deal)

    A. Une évolution nécessaire du cadre de 2011

        Les lignes directrices de 2023 remplacent celles de 2011, qui n’incluaient aucun chapitre dédié aux accords de durabilité[iv]. À l’époque, la Commission se référait principalement aux « accords environnementaux » et employait le terme « durable » dans le seul sens de « viable » ou « faisable », sans véritable lien avec le développement durable au sens large. Cette approche se reflétait aussi dans la pratique décisionnelle, où la Commission parlait de « bénéfices environnementaux » plutôt que de « bénéfices en matière de durabilité », marquant ainsi une distinction nette entre protection de l’environnement et autres objectifs de durabilité, tels que l’égalité entre les sexes ou la lutte contre la pauvreté[v]. Les questions liées à la normalisation environnementale relevaient du chapitre dédié à la normalisation, tandis que les autres aspects des accords environnementaux étaient analysés sous les chapitres pertinents relatifs à la R&D, à la production ou à la commercialisation.

        Dans son document de travail d’évaluation des règlements d’exemption par catégorie applicables aux accords horizontaux (REC), la Commission a souligné que ces instruments, conjugués aux lignes directrices, n’offraient pas une sécurité juridique suffisante pour les accords poursuivant des objectifs de durabilité[vi]. Les contributions à la consultation publique ont confirmé cette lacune, identifiant la durabilité comme la tendance majeure influençant désormais l’application des REC et des lignes directrices. Le contexte a en effet profondément évolué depuis 2011 : l’adoption du Pacte vert pour l’Europe en 2019 et les nombreuses initiatives politiques en faveur de la transition écologique ont renforcé l’urgence d’adapter le cadre juridique de la concurrence. Bien que le Pacte vert n’ait pas explicitement imposé une révision, l’engagement global de la Commission en matière de lutte contre le changement climatique et de protection de l’environnement a justifié cette mise à jour, afin d’assurer plus de clarté et de cohérence dans l’évaluation des accords de durabilité.

        Le 1er mars 2022, la Commission a publié un projet de lignes directrices révisées et lancé une consultation publique invitant les parties prenantes à formuler leurs observations[vii]. Les lignes directrices adoptées en 2023 incluent désormais un neuvième chapitre consacré exclusivement aux accords de durabilité.

        B. Les principaux apports du chapitre 9  

        Le chapitre 9 introduit plusieurs précisions notables concernant les exclusions, les « zones de sécurité informelles » (safe harbours) et les exemptions applicables aux accords poursuivant des objectifs de durabilité. Plutôt que d’en dresser un inventaire exhaustif, il est plus pertinent de se concentrer sur un aspect qui a suscité de nombreux commentaires en doctrine et en pratique : l’évaluation des accords de durabilité à l’aune de l’article 101, paragraphe 3, TFUE, et en particulier la question de la répercussion des avantages sur les consommateurs.

        Selon l’article 101, paragraphe 3, TFUE, les consommateurs doivent bénéficier d’une part équitable des avantages générés par un accord. La Commission adopte ici une approche stricte : seuls les avantages perçus directement par les consommateurs du marché concerné peuvent compenser les restrictions de concurrence[viii]. Autrement dit, elle exige une correspondance entre les consommateurs qui supportent une hausse de prix et ceux qui profitent des effets positifs de l’accord. Les bénéfices plus larges, dits « extramarché », tels que l’amélioration de la qualité de l’air ou la préservation de la biodiversité, sont en principe exclus de l’analyse, car ils profitent à la collectivité sans bénéficier spécifiquement aux consommateurs concernés.

        III. Une approche jugée timorée face aux initiatives nationales

          A. Le rôle pionnier de l’ACM, l’autorité néerlandaise de la concurrence

            Les autorités nationales de concurrence disposent de la faculté d’adopter leurs propres lignes directrices « vertes », afin de préciser leur manière d’appliquer le droit européen et national de la concurrence dans leur contexte juridique et économique[ix]. L’autorité néerlandaise de la concurrence (ACM) s’est montrée pionnière en la matière. Dès 2020, elle a publié un projet de lignes directrices sur les accords de durabilité, révisé en 2021[x]. Cette proactivité lui a valu d’être saluée par la doctrine et les praticiens pour son rôle moteur dans l’intégration des objectifs de durabilité en droit de la concurrence[xi].

            À la suite de la révision des lignes directrices de la Commission, l’ACM a adopté un nouveau document intitulé « ACM’s oversight of sustainability agreements », instaurant une règle de politique nationale[xii]. Bien que globalement alignée sur le cadre de la Commission, cette règle offre davantage de possibilités aux entreprises pour conclure des accords de durabilité. Ainsi, l’ACM affirme disposer d’une marge d’appréciation, dans certaines limites, quant à l’ouverture d’enquêtes et au choix des sanctions, et précise que, dans deux situations, elle choisit en principe de ne pas enquêter : les accords visant à se conformer à une norme de durabilité contraignante et ceux ayant pour objet la prévention de dommages environnementaux.

            Ces derniers procurent souvent des bénéfices pour la société dans son ensemble, tandis que seuls les consommateurs du produit ou service concerné supportent une éventuelle hausse de prix. Ces bénéfices extramarché, que la Commission écarte, sont pris en compte par l’ACM. Pour elle, l’article 101, paragraphe 3, TFUE impose seulement que les consommateurs bénéficient d’une part équitable des avantages. En conséquence, l’ACM renonce à enquêter sur les accords qui contribuent efficacement au respect d’une norme de durabilité contraignante, ou à la réalisation d’un objectif politique visant à prévenir des dommages environnementaux, estimant qu’ils assurent aux consommateurs une part équitable, même si les bénéfices sont extramarché[xiii].

            Cette interprétation élargie offre ainsi aux entreprises plus de latitude pour conclure des accords de durabilité. Afin de les accompagner, l’ACM a publié des orientations informelles particulièrement développées et reste très active en délivrant régulièrement des avis, qui montrent son encouragement aux initiatives en matière de durabilité[xiv]. Cette tendance est d’autant plus notable que les avis publiés ne représentent vraisemblablement qu’une partie de l’ensemble des conseils délivrés, nombre de communications demeurant confidentielles.

            En comparaison, l’Autorité française de la concurrence suit strictement l’interprétation de la Commission telle qu’exprimée dans ses lignes directrices révisées, limitant ainsi la marge d’appréciation des entreprises et restant prudente quant à la prise en compte des bénéfices extramarché dans l’évaluation des accords de durabilité. Cette approche contraste avec la proactivité observée aux Pays-Bas et illustre la diversité des pratiques nationales au sein de l’Union.

            B. Quel standard pour l’Union européenne ?

            Compte tenu de l’urgence de la crise climatique et de la nécessité croissante de pratiques commerciales durables, la Commission devraient privilégier une interprétation conforme à l’approche plus progressiste de l’ACM. Cette interprétation ne déroge pas au droit de l’Union, mais propose une lecture contextuelle et téléologique de l’article 101, paragraphe 3, TFUE, cohérente avec les objectifs plus larges des traités.

            À cet égard, l’article 7 TFUE impose à l’Union de « veiller à la cohérence entre ses politiques et ses actions », tandis que l’article 11 TFUE prévoit que « les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable ». De plus, l’article 191, paragraphe 2, TFUE réaffirme le principe selon lequel « les atteintes à l’environnement doivent être, en priorité, corrigées à la source et le pollueur doit payer ».

            Ainsi, l’approche de l’ACM ne saurait être qualifiée de contra legem. Elle constitue au contraire une évolution nécessaire de la politique de concurrence, en cohérence avec les engagements juridiques et politiques de l’Union dans le cadre du Pacte vert européen. Certes, certaines questions méthodologiques restent ouvertes, telles que la manière de quantifier les bénéfices pour les consommateurs ou de prendre en compte les avantages extramarché. Néanmoins, adopter une interprétation plus inclusive, intégrant les bénéfices sociétaux et environnementaux, représenterait un progrès déterminant. Une telle orientation renforcerait l’ambition de l’Union de se positionner en leader mondial du développement durable et d’assurer une meilleure cohérence entre sa politique de concurrence et ses objectifs transversaux en matière de durabilité.

            Conclusion

            Étant donné que les lignes directrices actuelles datent de 2023, il est peu probable qu’une révision intervienne dans un futur proche. Néanmoins, il demeure essentiel de suivre et d’analyser les pratiques des autorités nationales de concurrence dans les différents États membres de l’UE. Une telle démarche permet non seulement de mettre en perspective les approches existantes, mais aussi d’identifier des pistes d’amélioration et des bonnes pratiques susceptibles d’inspirer une politique de concurrence européenne plus ambitieuse et alignée sur les objectifs du Pacte vert.


            [i] Commission européenne, Lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux accords de coopération horizontale, 21 juillet 2023, 2023/C 259/01, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52023XC0721(01)

            [ii] Par exemple : Règlement (UE) 2024/3015 du 27 novembre 2024 relatif à l’interdiction des produits issus du travail forcé sur le marché de l’Union ; Directive (UE) 2024/1760 du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ; Directive (UE) 2024/825 du 28 février 2024 pour donner aux consommateurs les moyens d’agir en faveur de la transition verte grâce à une meilleure protection contre les pratiques déloyales et grâce à une meilleure information ; Règlement (UE) 2023/1115 du 31 mai 2023 relatif à la mise à disposition sur le marché de l’Union et à l’exportation à partir de l’Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts ; Directive (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022 en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises.

            [iii] Commission européenne, Lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux accords de coopération horizontale, 21 juillet 2023, 2023/C 259/01, para 521.

            [iv] Commission européenne, Lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux accords de coopération horizontale, 14 janvier 2011, 2011/C 11/01, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52011XC0114(04)

            [v] Par exemple : Décision de la Commission du 24 janvier 1999 relative à une procédure d’application de l’article 81 du traité CE et de l’article 53 de l’accord EEE (affaire IV.F.1/36.718 — CECED).

            [vi] Commission européenne, Evaluation of the Horizontal block exemption regulations, SWD (2021) 104 final, page 56, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52021SC0103

            [vii] Commission européenne, Public consultation on the draft revised Horizontal Block Exemption Regulations and Horizontal Guidelines, 2022, https://competition-policy.ec.europa.eu/public-consultations/2022-hbers_en 

            [viii] Commission européenne, Lignes directrices sur l’applicabilité de l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux accords de coopération horizontale, 14 janvier 2011, 2011/C 11/01, para 569.

            [ix] Voir conjointement : art. 5 Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, considérant 38 Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, et art. 4(1) Directive (UE) 2019/1.

            [x] ACM, 1st draft guidelines on sustainability agreements, 9 juillet 2020, https://www.acm.nl/sites/default/files/documents/2020-07/sustainability-agreements%5B1%5D.pdf; ACM, 2nd draft guidelines on sustainability agreements, 26 janvier 2021, https://www.acm.nl/sites/default/files/documents/second-draft-version-guidelines-on-sustainabilityagreementsoppurtunities-within-competition-law.pdf 

            [xi] Helen Gornall, Agnieszka Bartlomiejczyk, Shubhanyu Singh Aujla, « Oversight of Sustainability Agreements in the Netherlands: New Policy Rule Issued by the ACM », Journal of European Competition Law & Practice, 2024, vol 15 n° 1, p. 33, https://doi.org/10.1093/jeclap/lpae001

            [xii] ACM, ACM’s Oversight of Sustainability Agreements, 7 octobre 2023, https://www.acm.nl/system/files/documents/Beleidsregel%20Toezicht%20ACM%20op%20duurzaamheidsafspraken%20ENG.pdf

            [xiii] Ibid, Section 3.2.

            [xiv] ACM, Impact assessment of sustainability initiative in garden retail sector, 14 février 2025; ACM, Informal guidance regarding TruStone Initiative, 14 février 2024 ; ACM, ACM’s informal assessment of collaboration between asphalt producers, 9 décembre 2024 ; ACM, Informal guidance regarding collaboration between banks with regard to sustainability report, 14 août 2024 ; ACM, Informal guidance regarding the ‘recycling of coffee capsules’ initiative, 5 juillet 2024 ; ACM, ACM: Thuiswinkel’s sustainability initiative fits with competition rules, 11 avril 2024 ; ACM, Informal assessment of sustainability initiative regarding the recycling of commercial waste, 4 octobre 2023.