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Le règlement FuelEU Maritime : vers une décarbonisation du secteur maritime compatible avec la concurrence du marché

Marine Ambrogi

Top down aerial video of a red oil tanker ship floating in the open sea. Industrial marine vessel captured in bright daylight, showing deck structures and equipment in detail

Le Pacte vert, ou « Green Deal », a marqué l’accélération de la politique environnementale de l’Union européenne depuis 2020. Ayant pour ambition de devenir le premier continent neutre en carbone, le Pacte vert fixe l’objectif de mettre fin aux émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici à 2050 dans l’Union européenne[1]. Prenant en compte des gains d’efficience plus larges que les seuls gains réalisés sur un marché, la politique concurrentielle s’est donc elle aussi tournée vers les projets de durabilité, avec l’objectif de contribuer au bien-être du consommateur. Ainsi, la dynamique du Pacte vert offre des perspectives de conciliation entre concurrence et environnement. La souplesse grandissante accordée aux aides d’État pour permettre aux entreprises d’adopter des comportements plus vertueux en est un exemple[2]. De surcroît, les autorités de concurrence sont les premières à encourager les pratiques durables. En 2021, la Commission européenne sanctionnait notamment une entente entre DAIMLER, VW et BMW, qui limitait la concurrence sur l’innovation verte[3]. Conclu en 2009, l’accord entre ces trois sociétés prévoyait une taille de 8 à 10 litres pour des réservoirs d’AdBlue, celles-ci étant convaincues que la consommation de ces réservoirs augmenterait avec l’introduction d’exigences réglementaires plus strictes[4]. Cette taille réduite convenue permettait, selon ces sociétés, d’empêcher des intervalles de remplissage longs[5]. Il est important de relever que si les réservoirs AdBlue servent à réduire les émissions de dioxyde d’azote (Nox), ils sont sujets à de nombreuses pannes et dysfonctionnements depuis 2015[6]. De plus, l’accord de 2009 visait à prévenir le risque que l’une des sociétés se retrouve dans une situation plus défavorable si elle n’optait pas pour un nettoyage plus efficace des émissions de Nox. La Commission européenne avait alors identifié que ces pratiques concertées avaient pour effet de restreindre le développement technique dans le domaine de l’épuration des Nox. Cette sanction illustre ainsi l’intérêt de la Commission pour l’intégration du développement durable dans le droit de la concurrence. Elle encourage également la surveillance de règles trop strictes qui pousseraient des acteurs économiques à s’entendre pour les contourner, comme en 2009.

Cette souplesse accompagne notamment la nouvelle réglementation carbone, intégrant le secteur maritime au sein du système ETS depuis le 1er janvier 2024[7]. Le temps d’adaptation laissé aux compagnies maritimes, bénéficiant d’un régime progressif de restitution des quotas d’ici 2050, est particulièrement propice à une décarbonisation croissante du secteur. Ce contexte permet de ne pas déstabiliser la compétitivité du secteur et de prévenir les fuites de carbone, qui se traduisent par la délocalisation d’entreprises vers des systèmes juridiques moins exigeants sur le plan environnemental. Par ailleurs, la réglementation, s’appliquant indépendamment du pavillon du navire au sein du marché européen, permet au système ETS de contrer la pratique de la complaisance maritime, par laquelle certaines obligations internationales qui n’ont pas été ratifiées par l’État du pavillon sont contournées. En parallèle, la nouvelle réglementation « MRV », qui inclut davantage de navires dans la surveillance des émissions en Europe depuis le 1er janvier 2025[8], marque l’intérêt des politiques européennes pour l’accélération de la décarbonisation maritime.

Bien que ce système tende à concilier échanges commerciaux et réduction des émissions de carbone, il peut, d’un point de vue strictement environnemental, être perçu comme une forme de légitimation de la poursuite des émissions. De ce postulat, le mécanisme paraît insuffisant pour instaurer une véritable concurrence fondée sur des critères environnementaux et pour atteindre les objectifs de réduction des gaz à effet de serre à l’horizon 2050.

Seules des technologies plus durables peuvent réellement créer un changement et allier commerce et environnement. Le règlement FuelEU Maritime, en vigueur depuis le 1er janvier 2025, s’inscrit ainsi dans cette dynamique et vise à pallier le manque de technologies favorisant des carburants moins polluants pour les navires[9]. S’appliquant également de manière uniforme, ce règlement permet d’accroître l’innovation dans le secteur maritime, ainsi que d’ouvrir une voie de conciliation avec les exigences du marché maritime.

Les objectifs du règlement s’étalent sur le long terme, s’inscrivant dans un rythme particulièrement propice à une décarbonisation croissante du secteur maritime. Doté d’un large champ d’application, le règlement FuelEU Maritime conserve une certaine flexibilité afin d’éviter une transition trop abrupte pour les acteurs économiques du secteur. Il impose ainsi des objectifs annuels de réduction de l’intensité des émissions de gaz à effet de serre de l’énergie utilisée à bord des navires jusqu’en 2050 (I). Le second objectif du règlement consiste à rendre obligatoire, à partir de 2030, le branchement à quai ou le recours à des technologies zéro émission dans les ports de l’Union, ce qui illustre également une logique de conciliation entre exigence environnementale et fonctionnement du marché maritime (II). Cette nouveauté, offerte dans la lignée du Pacte vert, a ainsi le potentiel de s’inscrire dans un objectif plus large d’uniformisation au niveau européen, voire international, de pratiques vertueuses au sein du secteur maritime (III).

I – Le champ du règlement FuelEU Maritime et l’intégration flexible des réductions de l’intensité en gaz à effet de serre de l’énergie utilisée à bord des navires

Intégré au Pacte vert et au paquet « Ajustement à l’objectif 55 », le règlement FuelEU Maritime du Parlement européen et du Conseil vise à favoriser l’adoption de carburants renouvelables à faibles émissions de carbone ainsi que de technologies énergétiques propres, afin d’accélérer la décarbonation du secteur maritime[10]. D’application uniforme, le règlement FuelEU Maritime soumet tous les navires commerciaux de plus de 5000 GT (Gross Tonnage)[11], faisant escale dans les ports de l’UE, aux obligations de réduction de l’intensité en gaz à effet de serre de l’énergie utilisée à bord des navires, et aux obligations de branchement à quai ou d’utilisation de technologies zéro émission. Cette particularité permet au règlement de contourner les limites de la complaisance en Europe et s’applique sans discrimination.

De fait, le règlement promeut des conditions de concurrence équitables entre l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur maritime, notamment les compagnies, autorités portuaires, fabricants et fournisseurs. Le règlement s’applique à 100 % des émissions des voyages entre deux ports de l’UE et/ou de l’EEE, des émissions à quai dans les ports de l’UE et/ou de l’EEE, et à 50 % des émissions des voyages entre l’UE/l’EEE et un port d’État tiers[12]. Les ports de régions ultrapériphériques sont compris dans le règlement, contrairement aux pays et territoires d’outre-mer, mais bénéficient d’un traitement particulier d’application à 50 % des émissions de voyage. De plus, la France a notifié sa décision d’exempter certaines compagnies maritimes et certains voyages[13]. Bien que limitées, ces exemptions, souvent temporaires, peuvent affaiblir l’efficacité d’une telle initiative. D’un autre côté, elles permettent de laisser le temps aux armateurs de s’adapter aux nouvelles exigences du secteur, caractérisé par de fortes concentrations et alliances entre entreprises maritimes[14].

Ainsi, depuis le 1er janvier 2025, les compagnies maritimes sont tenues d’enregistrer, pour chacun de leurs navires faisant escale dans un port de l’Union, les données relatives à l’arrivée et au départ (ports de départ et d’arrivée, dates et heures, durée du séjour à quai) et de déclarer les facteurs d’émission « du puits au réservoir » et « du réservoir au sillage » pour les carburants brûlés ou glissés, ces déclarations couvrant l’ensemble des gaz à effet de serre pertinents. Une nouvelle fois, dans une logique graduelle et flexible, l’article 4 du règlement fixe des limites maximales pour l’intensité moyenne annuelle des émissions de gaz à effet de serre de l’énergie utilisée par les navires de plus de 5 000 GT faisant escale dans les ports européens. L’approche adoptée garantit que l’intensité des émissions de gaz à effet de serre des carburants produits dans le secteur diminuera progressivement, commençant par une diminution de 2 % d’ici 2025 et ayant pour objectif d’atteindre 80 % d’ici 2050. Ces objectifs couvrent non seulement les émissions de CO2, mais aussi celles de méthane et de protoxyde d’azote sur l’ensemble du cycle de vie des carburants. Cette progressivité va ainsi de pair avec la gradation prévue dans le système ETS[15].

Des sanctions sont par ailleurs prévues en cas de non-conformité. La pénalité FuelEU Maritime prend la forme d’une sanction administrative imposée par l’autorité compétente selon un calcul fondé sur la différence de coût entre un combustible bas carbone et un carburant fossile[16]. Les navires sont également contrôlés par l’État du port, qui a une obligation d’inspection des navires. Un État peut alors décider d’exclure un navire de son port si celui-ci est en infraction pendant deux années consécutives.

II – L’ambition de branchement à quai et de technologies zéro émission dans les ports de l’UE sur le long terme, propices à une décarbonisation croissante du secteur maritime

Le règlement s’inscrit donc sur le long terme, prévoyant une adaptation progressive aux technologies durables afin d’atteindre les objectifs fixés. À partir du 1er janvier 2030, les navires à passagers et les porte-conteneurs à quai devront utiliser l’alimentation électrique à quai ou des technologies alternatives zéro émission dans les ports couverts, selon l’article 9 du règlement sur les infrastructures pour carburants alternatifs (AFIR)[17]. À partir du 1er janvier 2035, cette obligation devra s’appliquer dans tous les ports de l’UE qui développent une capacité de branchement à quai. Cette approche est donc particulièrement attentive à la concurrence et aux fuites de carbone, puisqu’elle offre aux opérateurs une grande liberté pour décider les carburants et technologies à adopter en fonction des profils spécifiques de chaque navire ou de chaque opération. Les différents mécanismes de flexibilité du règlement aident également les flottes à trouver des stratégies de conformité adaptées et récompensent les pionniers pour les investissements précoces dans la transition énergétique. Parmi ces mécanismes figure la méthode dite du pooling, qui autorise, sous certaines conditions, le regroupement des bilans de conformité de plusieurs navires[18]. Ce dispositif suppose notamment que le bilan global du groupement demeure positif et qu’aucun navire ne présente, après regroupement, un déficit supérieur à celui constaté auparavant. Toutefois, il est aussi important de relever que sont exclus du champ du règlement certains navires qui contribuent significativement aux émissions, tels que les navires de pêche, de plaisance, de service public, ou militaires. De fait, si le règlement FuelEU Maritime marque un tournant dans l’avancée technologique des navires européens, de nombreuses sources d’émissions de gaz à effet de serre restent encore hors de portée de son action.

Ainsi, les nombreuses initiatives à l’échelle européenne, mais également nationales, vont dans le sens d’une intégration croissante de la décarbonisation du secteur maritime. Dans le cadre de la recomposition actuelle de la concentration maritime, consécutive à la fin, en avril 2024, des exemptions par catégorie en faveur des consortiums maritimes, il ne fait nul doute que le secteur fait l’objet à la fois d’une profonde réorganisation et d’une vigilance accrue de la part des autorités. Ce remaniement est éminemment tourné vers une intégration croissante de pratiques plus durables.

III – Vers une piste d’harmonisation dépassant le cadre européen

 L’accélération des pratiques vertueuses laisse entendre une prise en compte croissante des exigences environnementales par les acteurs économiques européens, notamment grâce aux précisions apportées par les autorités de concurrence. Ces tendances sont de bon augure pour les pratiques maritimes. Les récents développements européens sont la preuve qu’une tendance à l’harmonisation pourrait fonctionner. En effet, les systèmes ETS, MRV et FuelEU Maritime s’appliquent de manière uniforme aux navires concernés, sans se baser sur le pavillon arboré. Le droit de l’Union européenne recherche une cohérence d’ensemble avec les droits nationaux, et le droit français de la concurrence s’articule particulièrement bien avec le cadre européen. L’idée d’une uniformisation des droits, notamment pour répondre à la problématique de la complaisance évoquée par F. Riem[19], ne serait donc pas sans potentiel, du moins au niveau européen. Il reste à déterminer si ces récentes avancées se traduiront par un succès, sans être entravées par les singularités propres aux systèmes juridiques. Tout laisse à penser que cette application sera efficace, notamment par l’approche progressive qui est engagée au sein de l’Union européenne, laissant le temps et la flexibilité nécessaires aux compagnies maritimes pour s’adapter. Ces initiatives sont satisfaisantes d’un point de vue régional, où un socle commun est d’ores et déjà établi.

Pour ce qui est du niveau international, une pratique unifiée est plus difficile à concevoir. Néanmoins, le poids économique de l’UE peut servir d’influence à ce niveau pour imposer des exigences environnementales aux navires qui commercent avec l’UE, quel que soit leur pavillon, dès lors qu’ils entrent dans un port de l’Union. Cette approche est envisageable avec le règlement FuelEU Maritime, qui impose des objectifs d’utilisation de carburants durables pour tous les navires en escale dans l’UE.


[1] Comm. UE, Le pacte vert pour l’Europe, 19 décembre 2019, COM(2019) 640 final.

[2] Comm. UE, communiqué IP/22/7235, 1er déc. 2022.

[3] Comm. UE, déc. n° C(2021) 4955 final, 8 juill. 2021.

[4] Bosco, David, « Droit de la concurrence et green deal : sanction d’une entente limitant la concurrence sur l’innovation verte », Contrats, Concurrence, Consommation, n° 1, janvier 2022, comm. 14.

[5] Ibid.

[6] Cotrolia, Réservoir AdBlue reconditionné : processus, qualité et prix, 16 octobre 2024, https://www.cotrolia.com/blog/reservoir-adblue-reconditionne-echange-standard-prix/

[7] Directive (UE) 2023/959 du Parlement européen et du Conseil du 10 mai 2023 modifiant la directive 2003/87/CE établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union et la décision (UE) 2015/1814 concernant la création et le fonctionnement d’une réserve de stabilité du marché pour le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre de l’Union, JO L 130, 16 mai 2023, p. 1.

[8] Règlement délégué (UE) 2024/3214 de la Commission du 16 octobre 2024 modifiant le règlement (UE) 2015/757 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne les règles pour la surveillance des émissions de gaz à effet de serre des navires de haute mer et l’attribution aux carburants durables d’un facteur d’émission égal à zéro, C/2024/7210.

[9] Règlement (UE) 2023/1805 du Parlement européen et du Conseil du 13 septembre 2023 relatif à l’utilisation de carburants renouvelables et bas carbone dans le transport maritime et modifiant la directive 2009/16/CE, JO L 234 du 22 septembre 2023, p. 48-100.

[10] Ibid.

[11] L’unité « Gross Tonnage » est la jauge brute déduite du volume « de l’ensemble des espaces du navire limités par la coque, les cloisons et les ponts, conformément à la convention internationale de 1969 sur le jaugeage des navires ». Insee, « Populations légales : définition du champ d’étude », série Méta-données, fiche C1343, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1343

[12] Ministère de la Transition Écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, « Le règlement FuelEU Maritime », (2 avril 2025), https://mer.gouv.fr/le-reglement-fueleu-maritime

[13] Communication de la Commission relative au recours, par la France, aux exemptions prévues à l’article 2, paragraphe 4, et à l’article 2, paragraphe 6, du règlement (UE) 2023/1805 du Parlement européen et du Conseil relatif à l’utilisation de carburants renouvelables et bas carbone dans le transport maritime.

[14] Par exemple, une exemption existe pour les navires à passagers effectuant une liaison île/continent entre la Corse et le continent, sous obligation de service public ou contrat de service public existants à la date d’entrée en vigueur du règlement, mais seulement jusqu’au 31 décembre 2025.

[15] Ministère de la Transition Écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, « Le règlement FuelEU Maritime », (2 avril 2025), https://mer.gouv.fr/le-reglement-fueleu-maritime

[16] Ibid.

[17] Règlement (UE) 2023/1804 du Parlement européen et du Conseil du 13 septembre 2023 sur le déploiement d’une infrastructure pour carburants alternatifs et abrogeant la directive 2014/94/UE, JO L 234 du 22 septembre 2023, p. 1, art. 9.

[18] Ministère de la Transition Écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, « Le règlement FuelEU Maritime », (2 avril 2025), https://mer.gouv.fr/le-reglement-fueleu-maritime

[19] F. Riem, « Le marché entre concentration et complaisance », Revue Internationale de Droit Economique, vol. 2012/1 t. XXVI, pp. 31-56.