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La réforme du marché du carbone européen : un accord pour une modification en substance

Décryptage

Mathilde Lacaze-Masmonteil

La réforme du marché du carbone européen

Par Mathilde Lacaze-Masmonteil

Avocate en droit de l’environnement – Vigo Avocats

Le 18 avril 2023, le Parlement européen a approuvé la réforme du marché du carbone européen[1], sur laquelle s’étaient entendus provisoirement les négociateurs du Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne en décembre dernier.

Introduit pour la première fois en 1997 avec le Protocole de Kyoto (qui initialement, se concentrait sur les rapports interétatiques), le système d’échange de quotas d’émission (« SEQE », et en anglais EU Emissions Trading Scheme) est l’un des plus grands marchés du carbone au monde et constitue un levier majeur pour la réduction des émissions à effet de gaz.

Au sein de l’Union européenne, ce système régional d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre a été institué par la directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003[2]. En vertu du ce dispositif, les Etats doivent déterminer un nombre de quotas alloués pour une installation, un quota devant être compris comme le droit transférable d’émettre une tonne d’équivalent CO2 au cours d’une période spécifiée.

I. Explication du fonctionnement du marché du carbone

A. Le fonctionnement du marché du carbone initial

En vertu de ce mécanisme, les États membres de l’Union européenne plafonnent les émissions de CO2 de 11 500 entreprises les plus émettrices, qui sont responsables collectivement de près de la moitié des émissions au sein de l’Union européenne. Ces industriels se voient délivrer des quotas d’émission, qui déterminent une quantité maximale d’émissions qu’ils sont autorisés à produire pour une période donnée, en général pour une année. Chaque année, les entreprises étant soumises à ce dispositif doivent acheter des quotas qui correspondent à leurs émissions.

Le plafonnement concernant le nombre de quotas est réduit d’une année sur l’autre afin d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions. L’aspect marchand se manifeste par le fait que les entreprises ayant émis pendant la période fixée une quantité d’émissions inférieure à celle prévue par les quotas puissent vendre leurs excédents aux entreprises rencontrant des difficultés pour respecter les valeurs limites assignées. Les entreprises peuvent également dépasser les quotas assignés si elles ont acheté préalablement des quotas supplémentaires sur les marchés.

Ce mécanisme fonctionne avec flexibilité sur la base de la loi de l’offre et de la demande : la mise en place d’un plafond, et donc d’une réduction des droits à polluer entraîne une rareté et donc une augmentation du prix. A l’inverse, une absence de plafond engendrerait une diffusion des droits et donc un abaissement du prix.

Concernant les gaz concernés, il va s’agir du dioxyde de carbone (CO2) ; du méthane (CH4) ; du protoxyde d’azote (N2O) ; des hydrocarbures fluorés (HFC) ; des hydrocarbures perfluorés (PFC) et de l’hexafluorure de soufre (SF6)[3].

B. Les lacunes de ce dispositif dans la lutte contre le changement climatique

Le système a néanmoins rapidement montré ses limites concernant la lutte effective pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre. En effet, certaines industries polluantes (telles que l’industrie du ciment, engrais, aluminium, acier…) bénéficiaient de quotas gratuits afin de ne pas perdre en compétitivité par rapport à leurs concurrents de pays tiers. La diffusion de ces quotas a eu pour conséquence, pendant de nombreuses années, d’engendrer un surplus de quotas et donc la formation d’un prix du carbone trop faible pour être vraiment dissuasif.

Or l’effet pervers de ce dispositif est qu’au cours d’une année, la réduction des émissions entraîne nécessairement un surplus de quotas non utilisés, et donc une baisse du prix de la tonne carbone. L’effet « passager clandestin » de certains industriels pourrait être à déplorer : il est tout à fait possible d’envisager l’hypothèse que des acteurs bénéficient du prix bas consécutif aux engagements d’autres secteurs pour réduire les émissions.

Pour pallier ces difficultés, une réserve de stabilité de marché avait été instituée afin d’instituer un seuil de quotas en circulation[4]. Ce dispositif vise à placer en réserve les quotas (et donc à ne pas les mettre aux enchères) qui excèdent ces seuils afin de garantir une stabilité du prix de la tonne carbone.

II. Les nouveautés du SEQE approuvées le 18 avril 2023

A. La fin progressive des quotas gratuits et la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

Comme évoqué, les entreprises européennes bénéficiaient jusqu’alors de quotas gratuits afin d’éviter la distorsion de concurrence avec les entreprises étrangères (et donc les éventuels dumpings environnementaux). Le nouvel accord européen prévoit que ces quotas disparaîtront progressivement à partir de 2026, en vue d’une suppression totale en 2034.

Parallèlement à cette disparition, les eurodéputés ont prévu la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui permet de comptabiliser les émissions de gaz à effet de serre des produits importés sur le territoire européen dans le bilan carbone global de l’Union. Ce dispositif permettra de responsabiliser les entreprises étrangères en les soumettant aux mêmes exigences climatiques que les entreprises européennes. Cette mesure, qui pourrait entrer en vigueur dès octobre 2023, a notamment pour objectif de prévenir les « fuites de carbone ». Les importateurs devront acheter des certificats d’émissions, basés sur le prix du carbone dont ils auraient dû s’acquitter si les matériaux ou produits avaient été produits sur le territoire de l’Union.

Il convient par ailleurs de relever que cet accord prévoit un prix du carbone fixé à 100 euros la tonne. Ce prix élevé devrait permettre d’être résolument incitatif pour contraindre les industriels à investir dans les technologies propres plutôt qu’à s’astreindre à des quotas de plus en plus onéreux.

B. L’inclusion du secteur maritime et de l’aviation

L’accord trouvé vise à étendre le marché du carbone à de nombreux autres secteurs, et notamment au secteur maritime et aux émissions des vols aériens intra-européens.

Les exploitants de navire devront donc s’acquitter de droits carbone, puisque les émissions du secteur maritime seront désormais tarifées. Selon l’accord trouvé par le Parlement européen, les navires évoluant au sein de l’Union européenne devront payer l’intégralité de leurs émissions, tandis que les navires au départ ou à l’arrivée seulement d’un pays membre (et donc à l’arrivée ou au départ seulement d’un pays situé en dehors de l’Union) devront payer la moitié de leurs émissions[5]. Cette logique de tarification appliquée à des zones géographiques précises permet de réduire un risque d’évasion, en changeant par exemple de pays d’immatriculation.

Concernant le calendrier d’application, cet assujettissement sera appliqué de manière progressive. Sous réserve d’une modification des termes de l’accord par les Etats membres, dès 2025, ce sera 40% du fret européen qui sera concerné, puis 70% en 2026, en vue d’aboutir à un assujettissement entier de tous les navires en 2027. Il est néanmoins regrettable que les yachts de luxe soient exclus de ce dispositif, ce qui ouvre là encore le débat sur la justice climatique. Les navires de croisières seront eux concernés par ce dispositif.

Il convient également de noter qu’à compter de 2027, les émissions polluantes autres que le dioxyde de carbone, telles que le méthane et l’oxyde d’azote, seront soumises à l’obligation d’achat de quotas. L’inclusion du méthane dans le dispositif inclut donc de facto les navires recourant au gaz naturel liquéfié (GNL).

Les recettes générées par la vente de ces quotas devront alimenter un fonds d’innovation destiné à accompagner les acteurs du transport maritime vers plus de durabilité, et contribuer à la protection des océans[6]. Les fonds devront être alloués à une modernisation du fret pour réduire les émissions.

L’aviation est désormais aussi concernée par cette réforme. Néanmoins, seuls seront soumis les vols intra-européens. En vertu de cet accord, les compagnies devront déclarer leurs émissions de CO2, mais également toutes les autres émissions telles que le dioxyde de soufre, les oxydes d’azote et les particules toxiques issues de la suie.

A compter de 2028, les sites d’incinération de déchets pourraient également tomber sous le coup de la réglementation. Cette hypothèse sera étudiée par les instances européennes d’ici les prochaines années, au regard des améliorations permises par le nouveau SEQE.

C. L’extension du marché carbone au chauffage et aux voitures, et la mise en place d’un fonds social pour le climat pour accompagner les acteurs vulnérables

La réforme du SEQE vise à ce que les fournisseurs de carburants, de gaz et de fioul de chauffage aient aussi l’obligation d’acheter des quotas pour couvrir leurs émissions, de sorte qu’ils pourraient répercuter ces frais supplémentaires sur la facture des ménages qui seront donc impactés par dispositif.

L’allocation des fonds se décompose de la manière suivante. Les Etats membres devront « soumettre des “plans climat social”, après avoir consulté les autorités locales et régionales, les partenaires économiques et sociaux ainsi que la société civile. » Les fonds devront servir à financer, d’une part, « des mesures temporaires de soutien direct aux revenus pour faire face à l’augmentation des prix du transport routier et des combustibles de chauffage – dans la limite de 37,5 % du coût total estimé de chaque plan national » et d’autre part, « les investissements structurels à long terme, notamment la rénovation des bâtiments, les solutions de décarbonation et l’intégration des énergies renouvelables, l’achat et les infrastructures pour les véhicules à émissions nulles ou faibles, ainsi que l’utilisation des transports publics et des services de mobilité partagée. »[7]

Pour réduire les incidences financières, contrairement au prix de la tonne carbone pour les quotas des industriels, le prix de la tonne sera plafonné à 45 euros jusqu’en 2030 pour les ménages.

Face à l’extension du dispositif à des acteurs économiquement plus vulnérables, à savoir les ménages mais également les très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME), les eurodéputés ont décidé la mise en place d’un fonds social pour le climat, doté de plus de 86 milliards d’euros. Ce fonds devrait servir à accompagner les entreprises et ménages vulnérables à investir dans des technologies plus vertueuses pour se chauffer et isoler leur logement.

D. La mise en place de fonds pour accompagner la transition

En parallèle du fonds social pour le climat précité destiné à amortir les conséquences financières pour les acteurs les plus vulnérables, l’accord sur le SEQE prévoit que deux fonds pourront être mobilisés pour accompagner cette transition, à savoir le fonds d’innovation et le fonds de modernisation.

Le fonds d’innovation est l’un des programmes de financement les plus importants au monde pour le soutien et le développement de technologies innovantes faiblement carbonées. Il est financé par la mise aux enchères des quotas (environ 450 millions entre 2020 et 2030) et les fonds non dépensés du programme NER 300[8]. Le fonds d’innovation sera augmenté, passant de 450 à 575 millions de quotas.

Le fonds de modernisation est un programme de financement destiné à accompagner dix Etats membres dans leur transition vers la neutralité climat. Ce fonds vise à soutenir les investissements dans les énergies renouvelables pour la modernisation de leurs systèmes énergétiques, tout en améliorant leur efficacité énergétique. Les États membres bénéficiaires sont la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la République tchèque. Ce fonds était financé en partie par la mise aux enchères de 2 % du total des quotas pour 2021-30 dans le cadre du système d’échange de quotas d’émission de l’UE. Désormais, il sera augmenté par la mise aux enchères de 2,5% supplémentaires de quotas.

Conclusion

Ce projet, qui doit encore fait l’objet d’une étude par les Etats membres, se veut ambitieux en vue d’atteindre les objectifs du pacte Vert, rehaussés pour atteindre une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et la neutralité climatique d’ici à 2050.


[1] Par 413 voix en faveur, 167 contre et 57 abstentions.

[2] Directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil 13 oct. 2003 : JOUE n° L 275, 25 oct. 2003.

[3] C’est ce que prévoit l’article R. 229-5 du code de l’environnement, déclinant la directive en droit interne.

[4] https://www.europarl.europa.eu/thinktank/fr/document/EPRS_ATA(2022)729339

[5] https://www.euractiv.fr/section/plan-te/news/dans-un-accord-historique-les-eurodeputes-acceptent-de-tarifer-les-emissions-du-transport-maritime

[6] https://www.lesechos.fr/monde/europe/europe-le-transport-maritime-devra-payer-pour-ses-emissions-polluantes-1884914

[7] https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20221212IPR64528/accord-sur-la-creation-du-fonds-social-pour-le-climat

[8] https://climate.ec.europa.eu/eu-action/funding-climate-action/ner-300-programme_en