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Le Green Deal et la crise énergétique

Entretien

Anne-Marie LEAL Beatris COELHO PAIS

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Entretien avec Christophe FARDET

Propos recueillis par Anne-Marie LEAL et Beatris COELHO PAIS

Christophe Fardet est Professeur de Droit public à l’Université de Lorraine (faculté de droit de Nancy). Il y dirige le M2 de « Droit des Énergies Renouvelables et des Ressources Naturelles » qu’il a créé en 2018.

Un bras de fer énergétique fait trembler l’actualité en Europe. Pensez-vous que le conflit entre l’Ukraine et la Russie va permettre une réelle prise de conscience quant aux problèmes de « dépendance énergétique » ? En d’autres termes, pensez-vous que les derniers événements permettront de résorber la crise énergétique ?

Christophe Fardet : C’est une question évidemment très difficile, très compliquée d’abord parce qu’elle dépasse très largement la question du seul droit. C’est une question de sociologie, une question presque essentiellement politique, pour laquelle j’apporterai quelques éléments de réflexion en deux temps.

Premièrement, la question de la prise de conscience quant au problème de dépendance énergétique, est en réalité survenue très rapidement. Il faut se souvenir qu’à l’entrée de la guerre, la Russie était le premier fournisseur du continent européen en termes d’énergie, puisqu’elle représentait environ 40 % de l’énergie européenne, par les exportations de gaz qu’elle y faisait. Cela veut donc dire qu’en très peu de temps, il a d’abord été constaté l’incroyable dépendance au gaz russe. Deuxièmement, il a fallu trouver des éléments de substitution, notamment de la part de pays qui en étaient très dépendants, comme ceux de l’ex-Europe de l’Est. Il a également fallu réorienter les exportations électriques qui étaient plutôt faites en France, vers ces pays plus en Orient. C’est donc un conflit qui a évidemment fait prendre très vite conscience que la dépendance était un véritable problème. Voilà pour ce premier point, tout le monde en a eu conscience. Au passage, on a tous noté une sorte de paradoxe, caractérisé par un besoin simultané de « plus d’Europe » et de « plus d’États ». On a constaté ce même phénomène dans tous les États : il a fallu que ceux-ci reprennent la main, même dans les États fédéraux comme l’Allemagne ; et puis en même temps, on a vu sous l’égide de l’Union européenne une politique de solidarité énergétique se mettre en place, ce qui a été évidemment essentiel.

Le deuxième élément de la question que vous posez me semble-t-il, est celui de savoir si cette guerre résorbera la crise énergétique. Qui suis-je pour répondre ? Je n’en sais strictement rien, il me semble que ça ne résoudra rien car la tendance lourde sur le moyen terme, c’est une augmentation de la consommation énergétique. Donc la question c’est la réorientation, l’indépendance à nouveau organisée. En revanche, je crains que le mode de vie à l’occidentale que l’on connaît en Europe ne soit bien plus précieux qu’une crise énergétique. J’ai du mal à penser qu’on va diminuer notre consommation. On va sans doute organiser différemment cette consommation, on règlera la question de la dépendance au gaz ce qui provoquera des dépendances à d’autres mécanismes : soit énergétique, soit de transport. On en reparlera peut-être.

Pensez-vous que les énergies renouvelables soient la « solution miracle » pour pallier le problème de « dépendance énergétique » ? Un modèle énergétique, composé à 100 % d’énergies renouvelables est-il un modèle viable, selon vous ?

Christophe Fardet : Idéalement oui, mais nous sommes très loin de vivre dans l’idéal. Les énergies renouvelables comme « solution miracle » ? C’est certainement une solution nécessaire pour consommer de manière pérenne de l’énergie. Est-ce la « solution miracle » ? Je me suis mis sur le site de RTE, lequel, vous le savez, indique en temps réel la production d’électricité par filières. A l’heure où l’on se parle, c’est-à-dire pour RTE à 14h45, il y a une demi-heure : 63 % d’électricité provient du nucléaire, 15 % du solaire, 11 % de l’éolien, 7 % de l’hydraulique, 3 % du gaz et 1 % de la bioénergie. Cela signifie, vous m’avez compris, que les énergies renouvelables comptent au mieux pour 37 %, car le nucléaire qui est certes une énergie décarbonée n’est pas une énergie renouvelable. Cela veut dire que le nucléaire est une donnée absolument invariable de la production électrique qu’on ne pourra pas substituer, même à moyen terme, peut-être même à long terme, et qu’il faudra évidemment faire avec. En cela les énergies renouvelables sont évidemment une nécessité mais elles ne sont pas un modèle entièrement viable, à moins de limiter notre consommation électrique à 40 % de la consommation actuelle.

Que pensez-vous des mesures adoptées dans le cadre du Green Deal ? Pensez-vous qu’il permettra la transition vers une énergie « abordable, sûre et durable » pour l’Europe, comme il le prétend ?

Christophe Fardet : Ce qu’il faut noter sur le Green Deal, c’est la volonté de l’Union européenne d’avoir une politique extrêmement efficace et réactive. On peut avoir les opinions que l’on veut sur le fondement de cette politique, il n’empêche que c’est l’un des cas les plus marquants dans la construction de l’Union européenne, où l’Europe a réagi avec une extrême célérité, avec une réelle efficacité, et un pragmatisme finalement important. On pourrait penser, lorsqu’on présente un plan d’une aussi grosse importance, qu’on ne compte pas le changer très rapidement. Depuis 2019, il y a eu une chronologie d’événements européens qui ont renforcé ce Green Deal, qui l’ont orienté, qui se sont vraiment adaptés au réel. De ce point de vue-là, il me semble que c’est important. Pour l’instant l’Union a réussi à se fixer des objectifs, à les renforcer. Même dans le cadre de la crise, elle n’a pas renoncé à ses objectifs. On l’a bien vu il y a encore moins d’un mois, avec toute la discussion autour de la fin du moteur thermique et de la résistance de l’Allemagne, qui a finalement accepté cette limitation. Donc je ne sais pas si le Green Deal à lui-seul permettra d’aborder une transition, vers une énergie « abordable, sûre et durable » pour l’Europe. Mais c’est malgré tout quelque chose qui y contribue et qui, de ce point de vue-là, doit être salué. On a beaucoup critiqué l’Europe, pour une fois qu’on peut mettre une politique extrêmement réactive et pragmatique à son crédit, il me semble qu’il ne faut pas s’en priver.

Le Green Deal vise à changer les sources de consommation. Mais comment produire moins et mieux ? Répondre aux objectifs posés par le Green Deal n’implique-t-il pas de délocaliser la production d’énergie ?

Christophe Fardet : À vrai dire c’est sans doute l’histoire du monde que de déporter les problèmes ailleurs. À bien y réfléchir, les frontières servent à cela. C’est un peu dur comme analyse, mais c’est finalement autant vrai en matière énergétique que pour absolument tout le reste. Il est vrai qu’à partir du moment où l’on veut consommer de l’énergie propre, en amont se pose la question de la production d’éléments pour permettre, en Europe, cette consommation d’énergie propre. Il est certain qu’il faudra beaucoup de cuivre pour faire des batteries, il est certain qu’il faudra beaucoup de minerais pour avoir de l’uranium, il est certain qu’il faudra beaucoup d’infrastructures pour produire de l’hydrogène. Peut-être que si l’on a une réserve sur les politiques publiques énergétiques, c’est de ne viser que la consommation d’énergie, or la consommation c’est seulement l’aspect final. En amont de cette consommation, il y a tout un processus industriel, toute une logique économique qui permet la consommation d’énergie. Peut-être faudrait-il prendre conscience que pour consommer de manière propre de l’énergie électrique, dans le cadre d’une voiture électrique à Nancy, il faut qu’une batterie ait stockée cette énergie. Pour construire un véhicule électrique, il faut évidemment des dizaines de kilos de cuivre qu’il faut extraire quelque part et les mines de cuivre ne sont pas en Europe.

Pensez-vous que les solutions envisagées par les divers acteurs économiques, telles que la voiture électrique, sont des solutions réalistes du point de vue énergétique ou ne sont-elles pas plutôt des moyens de détourner les yeux des véritables problèmes ?

Christophe Fardet : Pour répondre avec franchise à votre question, le discours sur la voiture électrique est le discours-type d’une société qui ne veut pas remettre en cause son mode de vie : à une voiture sale, on va substituer une voiture dite propre. Mais on ne se pose pas la question qui pourrait être centrale : « a-t-on besoin d’une voiture ? Ou : dans quelles conditions peut-on réduire le recours à la voiture ? ». Ce n’est qu’un exemple, mais c’est sans doute très généralisable en réalité. La question n’est pas de faire moins de voyages en avion et d’en faire avec des avions qui polluent moins, la question est de ne pas se chauffer moins mais de se chauffer avec des énergies plus propres, etc. Ce sont des visions très consuméristes en réalité de l’énergie, lesquelles sont dues au fait qu’on n’a jamais été en manque d’énergie depuis très longtemps, et que nous ne sommes évidemment pas prêts à remettre en cause notre mode de vie, nous souhaitons le faire à consommation constante. D’ailleurs les projections de toutes les études scientifiques sont toutes convergentes. La production énergétique, notamment d’électricité, augmentera de manière considérable dans les prochaines années. C’est donc bien la preuve que nous ne sommes pas prêts au changement. Ce n’est pas tant la voiture électrique qui constitue le problème, car il me semble qu’elle n’est que la demande de la société que les politiques ne font que porter ; mais c’est bien la demande de la société qui est en cause, de ne pas penser sinon une décroissance, au moins une croissance raisonnée en matière énergétique. Autrement dit, s’il y a un véritable problème, il l’est peut-être moins dans la voiture électrique que dans l’usage que chacun d’entre nous est prêt à en faire.

Pour ce qui en est de la France, sur quelle énergie renouvelable pensez-vous qu’elle devrait s’appuyer ?

Christophe Fardet : Elle devrait s’appuyer sur toutes les énergies renouvelables. La France a beaucoup d’avantages que d’autres n’ont pas, comme une frontière maritime considérable et qui nous permet de développer l’éolien en mer. Il y a également en France des zones de montagne, des fleuves conséquents qui nous permettraient de développer une énergie hydraulique. Le vaste territoire et finalement assez peu peuplé nous permet d’installer des fermes solaires, au sens large du terme, photovoltaïques essentiellement ou des éoliennes terrestres. L’agriculture est très performante et elle nous permettrait de faire de la biomasse. De ce point de vue-là, je n’ose pas dire que nous sommes les enfants gâtés de l’Union européenne, mais nous sommes malgré tout parmi les pays qui ont la diversité potentielle de sources énergétiques les plus importantes. Donc plutôt qu’à nouveau faire le mauvais choix qui consisterait à dépendre d’une seule énergie, autant toutes les utiliser, toutes les diversifier.

Comme nous avons pu le voir au cours de cet échange, le problème de la crise énergétique semble s’intensifier au fur et à mesure des années. Mais comment envisagez-vous les prochaines années ? Pensez-vous que cela ira en s’empirant ou pensez-vous qu’il y a des solutions concrètes à ce phénomène de crise énergétique ?

Christophe Fardet : Si j’avais la réponse, je serais l’homme le plus riche du monde et le plus intelligent, et cela fait quand même beaucoup. Très honnêtement, il serait déraisonnable d’essayer de répondre. Il me semble qu’une des questions que l’on aborde assez peu, mais qui pourrait être l’un des problèmes majeurs dans les années à venir, c’est en fait le transport d’électricité. Ce qu’on constate, nous en parlions avec la voiture électrique qui n’est pas le seul exemple, c’est que l’on va vers une augmentation vraiment croissante de l’électrification dans la consommation énergétique. C’est-à-dire que c’est d’électricité dont on va désormais avoir le plus besoin, électricité qui sera fournie par diverses énergies. L’importance de l’électricité va croître considérablement. Or, l’électricité est une forme de fluide, il faut la transporter. La question qui va se poser, sera donc évidemment celle des capacités de transport. Le réseau de transport sera-t-il suffisamment dimensionné physiquement, pour transporter le besoin électrique qui va se faire sentir ? Je pense qu’on aura le même problème que celui que l’on a eu avec le gaz : si le pipeline n’est pas de taille assez importante, la quantité de gaz fournie n’est pas suffisante, c’est exactement la même question. Il me semble que c’est une question qui sera extrêmement importante dans les années à venir, c’est la question du dimensionnement du réseau de transport et de distribution d’électricité. Chacun le sait, chez soi : les plombs sautent, pour parler très vulgairement, lorsque l’on consomme trop d’électricité à un moment donné. Et cela me paraît être une vraie question car à l’échelle d’un pays, à l’échelle d’un continent, cela demande des investissements incroyablement lourds, et cela demande une temporalité extrêmement longue. Mais cela demande aussi une acceptabilité sociale réelle, élément à ne jamais négliger. On ne veut pas des éoliennes terrestres mais voudrait-on de nouveaux pylônes avec des lignes haute tension ? Je n’en sais rien mais cela me paraît être une vraie question.