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L’éclatante verdeur des intentions en attendant les actes : les pactes européens entre environnement et climat

Article

Laurent FONBAUSTIER

Par Laurent Fonbaustier, Professeur de Droit public à l’Université Paris Saclay

Une ambition renouvelée
au cœur des politiques de l’Union

Dans un contexte politique interne et géopolitique troublé, simultanément travaillé par l’urgence climatique et environnementale et alors que la crise sanitaire n’avait pas encore touché l’Europe, la Commission a émis, le 11 décembre 2019, une communication spectaculaire, préparée d’assez longue date 1 : le « Pacte vert pour l’Europe » (et son annexe). Ce Green Deal, largement commenté depuis et qui comporte un volet spécifiquement dédié au climat (point 4 : « Le Pacte européen pour le climat »), fait à n’en point douter partie des actes déclaratoires parmi les plus ambitieux jamais produits par les instances de l’Union. Les objectifs qu’il invite les différents acteurs à atteindre sont très vastes et profonds. Ils se déploient dans un cadre systémique qui ne peut qu’affecter, à terme, la presque totalité des politiques sectorielles européennes. Entre constats, généralités, objectifs « cadres » et suggestions précises, cette communication constitue une matrice ainsi qu’une ligne directrice opérant en surplomb, susceptible sous certaines conditions d’orienter rapidement et intensément le modèle de développement durable actuellement dominant en Europe. Ce dernier, il faut le dire et nonobstant les efforts déjà réalisés, est malheureusement peu compatible avec l’Accord de Paris sur le climat de 2015 et le Programme des Nations Unies à l’horizon 2030 et ses objectifs de développement durable, qui ont depuis longtemps montré leurs limites. Il reste à espérer qu’à l’occasion de ses traductions concrètes, un certain… climat économique, social et sanitaire ainsi que de prévisibles vents contraires n’en évaporeront pas les ambitions pourtant essentielles. Le Pacte vert, qui synthétise, en leur conférant un souffle plus vaste et profond, de nombreux textes antérieurs plus ou moins contraignants, est marqué par diverses caractéristiques transversales, ses grands axes semblant démontrer une volonté réelle de changement sans pour autant dissiper tous les doutes nés tant de l’expérience que de sa lecture.

Quelques caractéristiques transversales du Pacte vert


Le Pacte vert exprime une conscience claire de la gravité de la situation du côté des instances européennes ; il souhaite orienter l’Union, ses États membres et dans leur sillage le monde entier vers un modèle de développement exemplaire, juste et coopératif, un système résilient et capable de se projeter dans le long terme à travers une transition elle même ambitieuse et complexe.

Conscience aigüe de la gravité de la situation et de l’immensité des enjeux


Si l’Europe, pour la dénommer simplement, a attendu, compte tenu de la philosophie qui présida à sa création, les années 1980 et l’Acte unique pour se préoccuper sérieusement d’environnement 2, nul ne contestera les très grands progrès accomplis par elle depuis quelques décennies. Le texte est certes peu disert sur le diagnostic général tant la sinistre musique est connue. Tout au plus est-il rappelé, en un court paragraphe, que l’atmosphère se réchauffe, que le climat change et que la biodiversité menace de s’effondrer tandis que les forêts et les océans sont en train d’être pollués et détruits (point 1, Introduction). La communication ici commentée adopte clairement le style et le ton de la gravité et de l’urgence : « Il est temps d’agir ! » (point 4, à propos du Pacte européen pour le climat, indissolublement articulé avec le Pacte vert), parce que relever les défis climatiques et environnementaux constitue « une mission majeure de notre génération » (point 1, Introduction) face « aux changements colossaux qui nous attendent » (point 1, Introduction). L’ensemble nous dirigerait ainsi vers une transformation radicale et nécessaire mais aussi bénéfique pour l’économie, la société et l’environnement naturel de l’Union européenne (point 2.1). Les défis à relever sont d’autant plus vertigineux que la situation présente une dimension évidemment systémique, les défis étant « complexes et interdépendants » (point 1, Introduction), incluant une double dimension qui associe environnement et climat 3 : les actions à mener devront en effet présenter une dimension « globale » et reposeront sur une indispensable coopération. L’ambition environnementale du Pacte vert ne pourra en effet aboutir, de l’aveu même de la Commission, « si l’Europe est seule à agir » (point 1, Introduction).

L’ambition des Pactes vert et climatique : un modèle exemplaire, juste et coopératif

L’Union aspire à représenter pour les temps à venir un véritable modèle écologique et climatique aux yeux du monde, au point d’assumer sans complexe(s) un rôle de « chef de file mondial » (titre du point 3). Cette volonté se traduit par un idéal exigeant de neutralité tous azimuts : « neutralité climatique » (« absence d’émission nette de gaz à effet de serre d’ici à 2050 », point 1, Introduction), « neutralité technologique » dans son acception plurielle 4, la volonté étant exprimée de faire de l’Europe le premier continent « neutre en émissions » 5. L’Union insiste à cet égard sur la nécessité qu’elle-même réduise son incidence environnementale en tant qu’institution et employeur, jusqu’à devenir climatiquement neutre à l’horizon 2030 (point 4). L’exemplarité « interne » de l’Union est mise en avant et la Commission se rassure un peu 6 en se posant « en exemple crédible » (point 3) capable de défendre efficacement cette nouvelle cause à travers un suivi sur les plans diplomatique, de la politique commerciale et de l’aide au développement. Les propos sont plus audibles lorsque le Pacte insiste sur l’exemplarité de l’Union (sur l’air de l’« État exemplaire », avec la France des années 2000) en matière d’achats publics durables ou respectueux de l’environnement au sein même des institutions européennes (point 2.1.3). La très forte ambition exprimée dans le Green Deal a vocation à se traduire par « l’absence d’émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050 » pour tous les États composant l’Union (point 1, Introduction), la neutralité et l’idéal « zéro » ne se limitant d’ailleurs pas aux émissions de gaz à effet de serre mais visant certains exemples précis (acier « zéro carbone », point 2.1.3) ainsi que la question des pollutions, à travers un plan d’action qui devrait voir le jour dès 2021 et aura pour ambition « zéro pollution pour l’air, l’eau et les sols » (point 2.1.8). En un mot, pour crédibiliser ce très exigeant nouveau modèle, la Commission pousse l’engagement jusqu’au « serment vert », certes pour l’heure incantatoire mais qui pose le principe selon lequel toutes les actions et politiques de l’Union européenne (UE) devraient se conjuguer pour aider cette dernière à réussir « une transition juste vers un avenir durable » (point 2.2.5).
Le Pacte vert ne semble en effet négliger aucune des dimensions traditionnelles du développement durable, l’économie et l’écologie étant articulées et clairement arrimées à l’idéal social. Régulièrement, dans le texte, il est question d’une société européenne « juste et prospère », d’une transition « juste » (point 2.2.1) ou « juste et inclusive » (point 1, Introduction), afin de ne laisser « personne de côté » (point 2.2.1), notamment ou par exemple à travers un système alimentaire « juste et sain » (point 2.1.6) ou un prix de l’énergie abordable pour tous (point 2.1.2). La communication semble ici ferme et claire : « La nécessité d’une transition juste sur le plan social doit transparaître dans les mesures prises tant au niveau de l’UE que des États membres » (point 2.2.1). On mesurera mieux l’extrême ambition du projet si l’on se souvient que trop souvent, le pilier économique mal compris du développement durable, véritable oxymore souffrant d’un défaut structurel d’intégration, a conduit à marginaliser les deux autres, dimension sociale incluse. La Commission insiste par ailleurs sur l’indispensable logique de coopération et sur les partenariats qui devront présider aux mutations à venir. Le Pacte européen pour le climat, ainsi, ne sera respecté que si les actions auxquelles il doit conduire sont réalisées « main dans la main » (point 1, Introduction), « ensemble » (titre même du point 4), terminologie incitative à laquelle nous habituent les communications de la Commission 7. Tous les secteurs visés imposeront une mobilisation commune, des partenariats et une coopération entre tous les acteurs (point 2.1), de la plus petite à la plus grande échelle d’intervention (point 3 : coopérations régionales, internationales et transfrontières, avec les voisins immédiats de l’Europe, coopérations au sein des chaînes de valeur et dans l’élaboration des réglementations). Les pactes concernent donc non seulement les autorités nationales, régionales et locales, mais également les citoyens, la société civile et les entreprises (point 1, Introduction), nécessairement impliqués aux côtés des instances de l’Union, inclusion « participative » très familière en droit de l’environnement.

Fin du « court-termisme » et intégration de la durabilité

Les spécialistes du droit de l’environnement savent mieux que quiconque les méfaits des politiques à court terme et c’est sans doute l’une des raisons de leur scepticisme fréquent 8 à l’endroit des proclamations à haute voix relatives au « développement durable », trop souvent immédiatement ou bientôt contredites. Le Pacte est littéralement traversé par l’intégration du long terme et les planifications durables, tous les outils permettant de se projeter dans le temps devant être en effet mobilisés (point 4). Depuis l’Acte unique européen puis le Traité de Maastricht, la durabilité est certes dans tous les esprits européens éclairés. Mais les quarante-sept occurrences de la durabilité présentes dans les Pactes vert et climatique manifestent un souci renouvelé du temps long, comme en contrepoint de l’urgence des actions à mener : trajectoire ou avenir durable, Europe durable, activité économique, finances et investissements durables, utilisation durable des ressources (y compris en matière d’économie maritime), transport et mobilité durables, alimentation et politique alimentaire durables, etc. Comme l’exprime très justement l’un des sous-titres du Pacte, l’objectif est bien d’« intégrer la durabilité dans toutes les politiques de l’Union » (point 2.2).

Mutation impérative mais transition imposée

On n’oubliera évidemment pas qu’un tel bouleversement, souhaité et attendu, supposera une transition (ce dernier terme apparaît ainsi à cinquante-six reprises dans le Pacte et a vocation à s’appliquer à l’ensemble des politiques pertinentes). L’objectif d’une transformation est très présent dans le texte, qu’il s’agisse de transformer un défi urgent en une opportunité (point 1), de transformer l’économie de l’Union européenne pour un avenir durable (point 2), une « transformation radicale » et des « innovations radicales » (point 2.2.3), à la fois nécessaires et assurément bénéfiques et qui supposeront « un ensemble de politiques porteuses de grands changements » (point 2.1). En revanche, ces transformations, si elles sont imposées, nous l’avons rappelé, par l’urgence de la situation, ne pourront se faire, par souci de réalisme, qu’à travers une transition, qui certes est déjà en cours mais que le Pacte a vocation à accélérer et à étayer dans l’ensemble des secteurs concernés (point 1, Introduction). Cette transition possédera plusieurs caractéristiques et il faudra notamment qu’elle soit verte, c’est-à-dire à la fois écologique et énergétique, qu’elle soit inclusive, juste et équitable mais également irréversible (point 2.1.1). Elle devra de surcroît conduire vers un modèle de société créateur d’emplois (point 2.1.3). On l’aura compris, on doit donc faire à la Commission le crédit d’une conscience aigüe tout à la fois de l’urgence et de la gravité de la situation et de la nécessité d’interventions profondes et systémiques à travers l’ensemble des politiques européennes, mais également étatiques et extraeuropéennes. L’annexe, la feuille de route et les actions-clefs qu’elle comporte achèveraient presque de rassurer sur la sincérité des intentions, d’autant que les grandes dynamiques transversales s’accompagnent de logiques d’actions sectorielles, plus thématiquement ciblées.

Les grands axes des pactes vert et climatique

Alors qu’il est avant tout un plan ayant pour objectif l’amélioration de l’environnement en Europe, le Green Deal ne traite curieusement qu’assez tard des questions relatives à la protection des écosystèmes et à la lutte contre les pollutions diverses, pourtant essentielles. Si la problématique énergétique est l’un des axes majeurs parmi les plus transversaux, les bâtiments et les transports ainsi que l’alimentation sont au coeur des futurs dispositifs. Les bouleversements attendus nécessiteront d’indispensables réorientations dans les investissements ainsi que des arbitrages budgétaires et financiers parfois douloureux.

Protéger les écosystèmes et la biodiversité,
lutter contre les pollutions

Dans une optique qui n’est ni purement utilitariste, ni véritablement écocentrée, le Pacte vert rappelle fort pertinemment que « les écosystèmes fournissent des services essentiels tels que de la nourriture, de l’eau douce et de l’air pur, ainsi qu’un abri » (point 2.1.7) – heureux constat, penseront certains. S’il faut compter, après l’inquiétant rapport de l’IPBES, le « GIEC de la biodiversité » (en référence au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), et alors qu’en raison de la crise sanitaire la « COP15 sur la biodiversité » est reportée d’octobre 2020 à mai 2021 (elle devrait avoir lieu à Kunming, en Chine), sur un indéniable élan international, la stratégie européenne en matière de préservation de la biodiversité devra être consolidée, selon le Pacte lui-même, à travers d’ambitieux objectifs qualitatifs et quantitatifs en vue de la préservation et de la restauration du « capital naturel de l’Europe » (points 2.2.1 et 2.1.7). L’accent est mis sur les écosystèmes forestiers (dont le changement climatique contribue à accroître la vulnérabilité) et les océans, autour d’une « économie bleue » qui devra s’employer à « gérer l’espace maritime de manière plus durable » en vue d’océans et de mers « sains et résilients » (point 2.1.7), tant ils sont essentiels pour le climat et du fait des innombrables services qu’ils nous rendent. La Communication, à nouveau ambitieuse eu égard au contexte environnemental nettement dégradé sur les territoires européens, reprend et précise de plus anciennes politiques européennes et annonce également les plus récentes « Orientations de l’Union européenne » du 20 mai 2020 sur l’intégration des écosystèmes et de leurs services dans le processus décisionnel 9. Ce mouvement est indissociable d’un engagement d’ensemble radical, formulé, nous l’avons évoqué, à travers le « serment vert » de « ne pas nuire » (point 2.2.5), qui accompagne l’objectif « zéro pollution » pour un environnement exempt de substances toxiques. Celui-là doit se traduire par l’adoption d’un plan d’action éponyme concernant l’air, l’eau et les sols courant 2021 et par la présentation à brève échéance d’une stratégie durable dans le domaine des produits chimiques (point 2.1.8).

L’énergie, au carrefour de considérations diverses

C’est l’un des premiers points abordés par le Pacte, comme depuis longtemps en lien étroit avec les questions climatiques, notamment la « décarbonation » et la neutralité climatique recherchée d’ici à 2050 (point 2.1.1). Rappelons ici que moins vite nous respecterons les objectifs eux-mêmes ambitieux de l’Accord de Paris de 2015, plus grands et même démesurés devront être les efforts à suivre. Les difficultés commencent quand on sait qu’il importe que notre approvisionnement énergétique soit tout à la fois et pour des raisons diverses propre, abordable et sûr (point 2.1.2). La réaffirmation et le renforcement des ambitions européennes en la matière devront avoir pour conséquence une révision à la hausse des objectifs énergétiques de la part des États membres. Ils devront notamment tendre à prévenir le risque de précarité énergétique chez les ménages et impliquer la multiplication d’infrastructures intelligentes dans une logique de coopérations régionales. Ainsi que l’exprime clairement la Commission, l’accélération de la transition énergétique « nécessite l’engagement plein et entier des acteurs de l’industrie » (point 2.1.3), cette profonde mobilisation devant être mise au service d’une économie circulaire et propre qui sera créatrice d’emplois, ainsi que l’a détaillé plus récemment encore, en mars 2020, la Stratégie industrielle élaborée par la Commission 10. L’accent est mis sur une politique de produits durables et sur la « décarbonation » progressive de secteurs irriguant certes de nombreuses chaînes de valeur mais à forte intensité énergétique (la sidérurgie, l’industrie chimique et celle du ciment). L’économie circulaire et l’optimisation énergétique devront également se coupler dans les secteurs sensibles comme l’industrie textile, la construction, l’électronique et les matières plastiques, autour d’un effort croissant en direction de produits réutilisables, durables et réparables permettant par ailleurs de réduire fortement la quantité de déchets (point 2.1.3).

La durabilité des bâtiments et des transports

On sait, avec les différents rapports du GIEC notamment, que la construction, l’utilisation et la rénovation des bâtiments sont très énergivores et nécessitent d’importantes quantités de ressources minérales (sable, ciment, gravier…) 11. Le Pacte vert incite à cet égard les États à mener une politique ambitieuse de rénovation du bâti (public comme privé, et en particulier les logements sociaux), pour améliorer sa performance énergétique, en lien étroit avec les filières concernées et en mobilisant en ce sens toutes les compétences (point 2.1.4). En ce qui concerne les transports, qui représenteront bientôt plus d’un quart des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne, les ambitions de réduction visées par le Pacte sont rien moins qu’énormes (90 % à horizon 2050) mais indispensables pour gagner en mobilité durable. C’est donc à juste titre que la Communication met l’accent sur le renforcement d’un transport multimodal par ailleurs davantage automatisé et connecté, à un prix qui devra mieux refléter l’incidence du transport sur l’environnement et la santé (en particulier dans les villes, où il est particulièrement polluant). La Commission considère à cet égard qu’il faut en finir avec l’allocation gratuite de quotas d’émission aux compagnies aériennes et qu’il faut par ailleurs fortement encourager la production et le déploiement de carburants de substitution durables (point 2.1.5)

« De la ferme à la table » : vers un système alimentaire plus juste, sain et respectueux de l’environnement

À l’heure où s’alimenter est tout à la fois un acte quotidien, hautement politique dans ce qu’il suppose et implique, et pas toujours réjouissant, eu égard aux conditions de production de l’alimentation, même en Europe où elle est pourtant réputée « sûre, nutritive et de qualité élevée » (point 2.1.6), le Green Deal insiste sur l’impérieuse nécessité de poursuivre une transition certes déjà commencée vers un système alimentaire plus durable. Pour que l’alimentation en Europe puisse être érigée en norme étalon à l’échelle mondiale, il importe d’actionner différents leviers : la lutte contre le fléau qu’est le gaspillage alimentaire, une certaine foi dans les découvertes technologiques et scientifiques au service des chaînes alimentaires allant, selon l’image suggestive proposée, « de la ferme à la table ». Cette ambition devrait renforcer certaines pratiques agricoles comme l’agriculture biologique, l’agroécologie ou l’agroforesterie, dans le respect du bien-être animal et avec l’exigence d’une réduction drastique de l’utilisation des pesticides chimiques, des engrais et des antibiotiques (point 2.1.6). On imagine à peine l’immensité du défi que représente pareille réorientation, louable sur le papier, mais qui devra passer par (et aura à faire en pratique avec…) les mastodontes (lobbying inclus…) que sont les politiques agricole et de la pêche communes. Au moins peut-on espérer que l’impulsion forte doublée d’un élan sincère ici perceptibles permettront de réorienter un système qui trop souvent marche sur la tête et dont l’opaque Europe s’est parfois rendue complice.

Les nerfs de la guerre opérant transversalement en surplomb :
investissements, finances et fiscalité

Le « sonnant et trébuchant » n’est jamais neutre en ces matières et les redéploiements envisagés sont rarement consensuels. Toujours est-il que les ambitions générales et les objectifs concrets resteraient de vains mots sans la mobilisation massive de l’outil financier. La Commission ne l’ignore pas. Elle invite les États à repenser leurs politiques fiscales (point 2.1) par effet d’alignement sur les nouveaux objectifs, notamment climatiques (point 2.1.1), et à travers une réorientation vers les finalités servant un véritable « verdissement des budgets nationaux » (point 2.2.2). Le Pacte insiste en effet sur la promotion d’une finance et d’un investissement verts, tant au niveau de l’Union que des États eux-mêmes. L’encouragement passera à cet égard par un plan d’investissement spécifique dans le cadre duquel le budget de l’Union jouera un rôle-clef (point 2.2.1). Parmi les marqueurs forts du changement annoncé, « au moins 30 % du Fonds InvestEU contribueront à la lutte contre le changement climatique » (point 2.2.1) et par ailleurs 40 % au moins du budget global de la Politique agricole commune (PAC) et 30 % au moins du Fonds pour la pêche maritime contribueront à l’action en faveur du climat (point 2.1.6). Ces réaffectations s’accompagneront également de réflexions sur les « aides d’État » (points 2.1.3 et 2.2.2). Elles exigeront aussi de nouvelles recettes (sur le mode « décourager et inciter »), ressources propres par exemple fondées sur les déchets d’emballages plastique non recyclés ou adossées à un pourcentage des recettes tirées de la mise aux enchères des quotas d’émission de gaz à effet de serre tels que prévus par le système européen (point 2.2.1). De façon cohérente et par souci d’équité, le Pacte évoque l’indispensable accompagnement budgétaire (par l’Union mais également les États) des filières qui ne manqueront pas de souffrir de l’indispensable transition (point 2.2.1). Il nous semble qu’il s’agit là de la noblesse de politiques budgétaires conséquentes et responsables et, à l’évidence, l’ensemble nécessitera « des investissements publics considérables » (point 1, Introduction), tout à la fois justes, publics comme privés, à tous les stades des politiques publiques européennes et nationales.

Réserves et mise en perspective

Le Pacte n’innove pas, tant s’en faut, en tous points mais approfondit et raffermit plutôt des objectifs et outils, contraignants ou non, la plupart du temps déjà mis en place dans les différentes politiques de l’Union européenne. À la différence des craintes qu’on peut éprouver en matière de climat, ne nous emballons donc pas. Nous n’irons certes pas jusqu’à affirmer que ce texte est « une énorme manoeuvre de greenwashing » doublée d’une « imposture » 12. Il reste que certaines dimensions du Green Deal sont plus ou moins largement oubliées, qu’il s’agisse de l’éducation à l’environnement, de l’ambiguïté de la « croissance verte », qui ne nous extrait pas d’un certain système, et des doutes persistants relatifs à la mise en oeuvre et à l’effectivité de tels engagements.

L’information, la sensibilisation et l’éducation, parents pauvres
du Green Deal ?

Une relative discrétion semble de mise sur l’éducation et la sensibilisation, alors que pour mobiliser tous les acteurs, il paraît aujourd’hui acquis qu’au-delà du droit (cet au-delà auquel l’éducation et la sensibilisation aux enjeux climatiques et plus généralement environnementaux ont vocation à grandement contribuer), c’est un nouvel espace-temps que l’Europe doit proposer au monde en faisant tout pour se et le convaincre. Certes, les compétences de l’Union en la matière n’ont rien d’évident, mais à l’occasion d’une Communication à vocation incitative, il est sans doute important de dire qu’une « activation de l’éducation et de la formation » (point 2.2.4) tenant en quelques lignes et plus centrée sur les bâtiments scolaires que sur les contenus de programmes est certainement insuffisante (subsidiarité obligeant sans doute…), nonobstant la convocation, ici, du soutien du Fonds social européen. Parce qu’en réalité, le succès de l’ambitieuse mutation impulsée par le Pacte vert suppose tout simplement un changement de représentations (on lit souvent de « paradigme », de « logiciel », on ne jouera pas sur les mots…), donc des informations extrêmement précises, fiables et transparentes dans l’esprit des acheteurs et consommateurs qui sont aussi et même avant tout, jeunesse comprise, des « citoyens européens ». L’éducation et la sensibilisation en matière d’environnement et de climat sont en effet les conditions essentielles d’une nouvelle hiérarchisation des valeurs (économiques et écologiques), éléments métajuridiques sans la réunion desquels le Pacte pourrait bien demeurer largement une incantation stérile. Ici, plus qu’une sensibilisation d’ailleurs, c’est une éducation généralisée aux défis, enjeux et changements indispensables qu’il convient de promouvoir. Certes, la politique éducative de l’Union ne peut se déployer que dans le respect « des pleines compétences des États membres » au soutien desquelles vient l’Europe 13 ; il reste qu’au stade d’une Communication qui se veut ambitieuse, on attendait davantage : gageons alors que la subsidiarité et l’intervention des États et, à leurs niveaux respectifs, de leurs collectivités intérieures, feront le reste…

L’ambiguïté d’une « croissance verte » : innovations versus
décélération et sobriété ?

Nous aurions également pu faire état du sentiment que le climat et l’énergie sont omniprésents dans les pactes, au détriment parfois de l’écologie et de l’environnement eux-mêmes, pourtant centraux. Partout en effet dans le texte il est question de « croissance ». Il s’agit certes d’une « croissance verte » (c’est le moins qu’on pouvait proposer…), durable et inclusive, dans le cadre de laquelle les innovations qui devront être radicales (point 2.2.3) semblent parfois être la panacée. On peut certes comprendre une foi dans les nouvelles technologies et autres innovations « de rupture » qui devront impérativement accompagner cette nouvelle forme de croissance (point 2.2.3), tant il est vrai qu’ici comme ailleurs « les approches traditionnelles ne suffiront pas » (point 2.2.3). Bien sûr et encore, la Commission, par souci de cohérence et très consciente des méfaits constants des externalités environnementales négatives de l’expansion, semble comprendre les enjeux d’une dissociation indispensable de la croissance économique et des ressources naturelles (point 1, Introduction). On concèdera encore que notre texte met en avant les vertus de l’économie circulaire, parfois à l’honneur dans le Pacte (points 2.1.3 et 2.1.6). Pour la Commission, l’abandon du modèle économique linéaire au profit de cette nouvelle économie de la fonctionnalité « offre des perspectives considérables de développement de nouvelles activités et de création d’emplois » (point 2.1.3) et « aidera à moderniser l’économie de l’Union » (point 2.1.3) en guidant la transition de tous les secteurs (point 2.1.3). Pourtant, si la Communication évoque les économies d’énergie (point 2.1.4), elle nous paraît s’inscrire encore dans une logique à certains égards utopique d’économie « prospère » 14 niant largement les contraintes écosystémiques, démographiques, technologiques et sociétales. Nous aurions pourtant aimé qu’à l’instar par exemple de la loi sur la transition énergétique pour une croissance verte adoptée en France en 2015, le Pacte vert comporte également un volet plus explicite sur la sobriété (puisque, paraît-il, il faut bannir le terme « décroissance », visiblement peu vendeur). La sobriété est ainsi trop absente, par exemple, du volet « Énergie » du Pacte, alors que justement, la nouvelle économie de la fonctionnalité, plus qualitative et servicielle, devra l’intégrer et que l’éducation doit fondamentalement et justement prendre ici sa part. Il importera plus largement, et ce point constitue un immense défi, de mobiliser ce « levier de sobriété » au fondement même du nouveau modèle économique.

Des doutes persistants relatifs à la cohérence et à l’effectivité
des politiques et actions de l’Union

Un semblant de réalisme nous contraint donc. Car si l’on peut louer les indéniables efforts de l’Union européenne, d’une plus grande netteté depuis quelques années, la Commission elle-même est lucide : il y a toujours à craindre que les ambitions environnementales et climatiques soient contredites, dans les faits comme en droit, par des orientations antérieures, parallèles et extérieures contraires ou incompatibles avec elles. Il importera donc dans un premier temps, c’est l’un des nerfs de la guerre et nous l’avons dit, de veiller à la crédibilité des conditions de financement de politiques très ambitieuses et à l’indispensable harmonisation fiscale sous le primat des objectifs du Pacte. Il faudra aussi promouvoir la cohérence interne des réglementations européennes futures car, si l’on prend le Green Deal au sérieux, elles devront alors être radicalement infléchies à l’aune de ces objectifs raffermis. Pourra-t-on compter ici sur la rigueur apportée par les principes d’amélioration de la réglementation au coeur du processus décisionnel de l’Union, pour faire en sorte que la législation de l’Union soit adaptée à cette finalité réputée supérieure 15 ? Comme devant toute « feuille de route » (point 1, Introduction), nous sommes ainsi dans l’expectative, sachant qu’il est toujours possible qu’au sein de l’Union, dans le cadre des mécanismes prévus par son droit, certains États atteignent ou dépassent les résultats escomptés à partir de leurs politiques et instruments juridiques nationaux. Il serait ainsi intéressant de confronter « pied à pied », pour la France, les objectifs des pactes avec les avancées incertaines contenues dans des lois relativement récentes comme la loi dite « Egalim » du 30 octobre 2018, la loi Énergie-climat du 8 novembre 2019 ou celle du 10 février 2020 dite AGEC (loi anti-gaspillage pour une économie circulaire). La prudence s’impose d’autant plus que la Commission concède que tous les partenaires internationaux de l’Union ne partageront certainement pas la même ambition qu’elle (point 2.1.1), ce qui lui imposera certains mécanismes d’ajustement aux frontières ainsi qu’une nouvelle stratégie, encore plus ambitieuse (point 2.1.1). Enfin, les pactes doivent être lus à la lumière des très nombreuses critiques dont font l’objet les politiques et arbitrages au sein de l’Union européenne de la part d’environnementalistes nombreux et pas nécessairement idéologues. Qu’il s’agisse de la place de l’agriculture biologique, des pesticides, de la qualité de l’air et même de l’eau, et de tant d’autres sujets, beaucoup a peut-être été fait mais tant reste à accomplir. Les auteurs du Pacte n’ignorent pas les risques associés à la mise en oeuvre des objectifs, puisqu’ils insistent également sur l’intensification des efforts « pour veiller à la bonne mise en oeuvre et à l’application correcte de la législation et des politiques en vigueur qui sont pertinentes pour le pacte vert » (point 2.1). Vaste programme à son tour, quand on sait combien peut être régulièrement sujette à caution la « fabrique » des législations européennes.

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La vérité des intentions souvent, paraît-il, s’exprime dans les actes. La Communication de la Commission « Le Pacte vert pour l’Europe » et le pacte climatique associé, en intégrant des leviers multiples de façon inclusive, sont ainsi d’une incontestable ambition, presque à la mesure des enjeux et défis vertigineux qui se dressent devant nous. N’oublions cependant pas qu’il (ne) s’agit là (que) d’un acte préparatoire à des décisions futures, qui vient d’ailleurs donner corps, sur des points essentiels, aux orientations politiques de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, exposées le 16 juillet 2019 16. Le Green Deal est, ne le perdons jamais de vue, destiné à associer une myriade d’acteurs au sein de l’Union et, au-delà, les États eux-mêmes bien sûr et les collectivités, sans oublier les citoyens (mentionnés à de nombreuses reprises dans la Communication ici commentée). Car, un peu comme la passion chez Hegel, rien de grand ne se fera sans une convergence profonde des volontés, des actes et des actions, et si la résilience est plus que jamais nécessaire, quelle que puisse être la sincérité d’une incantation, les miracles, eux, demeurent impossibles.

  • (*)

    Professeur de droit public à l’université Paris-Saclay (France).

  • 1

    Sur le Green New Deal, il y a quelques années déjà, voir par exemple X. Timbeau, « Un “new deal” vert pour relancer l’Europe », Revue de l’OFCE, n° 134, mai 2014, p. 239-248.

  • 2

    Pour une synthèse éclairante, lire par exemple È. Truilhé-Marengo, Droit de l’environnement de l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, 2015, 414 p., notamment p. 23-36 ; P. Thieffry, Traité de droit européen de l’environnement et du climat, Bruxelles, Bruylant, 2020 (4e édition),1 862 p. notamment p. 20-29.

  • 3

    Pour mémoire, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosytémiques (IPBES), le « GIEC » de la biodiversité, a mis en lumière en mai 2019 le fait que le changement climatique était le troisième facteur menaçant la biodiversité. En ce sens, voir le compte-rendu, à l’époque, de l’Agence française de la biodiversité [https://www.afbiodiversite.fr/actualites/retour-sur-lapleniere- ipbes-paris-du-29avril-au-04-mai-2019].

  • 4

    Voir V. Gautrais, Neutralité technologique. Rédaction et interprétation des lois face aux changements technologiques, Montréal, Éditions Thémis, 2012, 297 p.

  • 5

    Commission européenne, « Énergie, changement climatique, environnement », [https://ec.europa.eu/
    info/energyclimate-change-environment_fr].

  • 6

    Même si l’Union a déjà entamé « la modernisation et la transformation de l’économie dans la perspective de la neutralité climatique » (point 2.1.1).

  • 7

    Voir, par exemple, Commission européenne, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Ensemble pour atteindre les objectifs de l’Union de l’énergie et de l’action pour le climat – Jeter les bases pour réussir la transition vers une énergie propre », COM(2019) 285 final, 18 juin 2019 [https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/ PDF/?uri=CELEX:52019DC0285&from=FR,].

  • 8

    Voir, par exemple, L. Fonbaustier, Manuel de droit de l’environnement, Paris, PUF, 2020 (2e édition), 338 p., notamment p. 56-57.

  • 9

    Commission européenne, Communication de la Commission au Parlement, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 – Ramener la nature dans nos vies », 20 mai 2020, COM(2020) 380 final [https://ec.europa.eu/ info/sites/info/files/communication-annex-eu-biodiversity-strategy2030_fr.pdf].

  • 10

    Pour une synthèse, voir Commission européenne, « Une nouvelle stratégie industrielle pour une Europe verte et numérique, compétitive à l’échelle mondiale », mars 2020 [https://ec.europa.eu/commission/ presscorner/detail/fr/fs_20_425].

  • 11

    À propos de quelques données chiffrées, voir les statistiques disponibles sur le site Internet du Commissariat général au développement durable [https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/ sites/default/files/2019-05/datalab-46-chiffres-cles-du-climat-edition-2019-novembre2018.pdf].

  • 12

    Y. Varoufakis et D. Adler, « Le Green deal de l’Union européenne est une énorme manoeuvre de greenwashing », Mediapart, 12 février 2020 [https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/ blog/120220/le-green-deal-de-l-union-europeenne-est-une-enorme-manoeuvre-de-greenwashing].

  • 13

    Voir Union européenne, « Éducation, formation et jeunesse » [https://europa.eu/european-union/ topics/education-training-youth_fr].

  • 14

    Comme l’affirme, par exemple, la Communication de la Commission européenne du 28 novembre 2018, qui esquisse un difficile équilibre entre prospérité et planète « propre pour tous » sur fond de « neutralité carbone », [https://eurlex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52018DC0773&from=FR].

  • 15

    Sur ces principes d’amélioration, voir Commission européenne, « Principes d’amélioration de la réglementation : au coeur du processus décisionnel de l’UE », communiqué de presse, 15 avril 2019 [https:// ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_2117].

  • 16

    Commission européenne, « Political guidelines for the next Commission (2019-2024) – A union that strives for more: My Agenda for Europe », 16 juillet 2019 [https://ec.europa.eu/commission/files/politicalguidelines-new-commission_en].